C’est en mettant la table que me revient un bout d’enfance.
Jadis, dans un passé pas si lointain, dans mon monde, chaque
ustensile avait sa propre personnalité. Le couteau était l’ami gai de la cuillère
qui, elle, était la gentille dans la pièce de théâtre de mes repas. La cuillère
était naïve, mais honnête. Naïvement honnête. Et le couteau la protégeait grâce
à sa poigne de métal et à ses dents au moins assez fortes pour couper du beurre
déréfrigéré. Tous les deux avaient la bonne humeur assez égale et le bonheur
facile. La fourchette, elle, par contre, il fallait s’en méfier. C’était la
bitche, l’hypocrite. Elle pouvait piquer n’importe qui dans le dos. Elle était
jalouse et la cuillère devait s’en méfier. Pourtant, celle-ci lui accordait
toute sa confiance : dans sa grande bonté, elle percevait plutôt toute la
souffrance derrière les actes méchants de cette folle dangereuse et lui pardonnait,
ostensiblement. Ustensilement.
Dois-je vous dire que mes repas étaient littéralement des
téléromans?
Maintenant, j’ai grandi. Je me suis assagi. Je suis une
personne occupée. Avec un agenda et un horaire. À l’heure des repas, j’ai bien
d’autres chats à fouetter. Je ne fais plus vivre de drames à mes ustensiles.
Ils sont sages, maintenant. Ils restent sur la table, rangés, bien à leur place :
la fourchette à gauche, isolée des autres parce qu’elle n’a jamais réussi à s’entendre
avec eux finalement, m’imagine-je. Le couteau à droite, lame tournée vers l’assiette
pour mieux regarder la cuillère qui se trouve à sa droite, petite, délicate,
innocente.
Et je songe.
Et je me questionne.
Je me demande : qu’est-ce qui s’est passé pour que j’en
vienne à placer correctement les ustensiles sur la table? Comment en suis-je
donc arrivée là?
C’est ÇA, être adulte? C’est oublier que la cuillère devrait
enfin apprendre à s’affirmer, qu’il serait temps que le couteau fasse son
coming out et que la fourchette se paye une thérapie? Être adulte, c’est suivre
des conventions sur lesquelles on a craché toute son adolescence parce qu’on ne
voulait pas se plier à des règles sans aucune utilité? Être adulte, c’est
placer les ustensiles sur la table de la bonne façon parce que c’est comme ça,
c’est tout? Parce que, sans rire, mon patron au resto dans mes folles années
universitaires a bien tenté de me convaincre qu’il y avait une utilité derrière
cette convention. Mais entre toi et moi, lecteur insoumis, j’ai opiné du bonnet
avec un brin d’incrédulité dans l’œil pour lui faire plaisir. Dans mon for
intérieur, je lui faisais un doigt d’honneur.
Et la casquette, à la table? Hein?!? Je m’en insurge,
maintenant que je suis une adulte. Maintenant que je suis une personne
sérieuse! Et je l’enlève à mes enfants pour être certaine qu’ils ne manquent
pas de respect! Parce que t’as beau avoir le plus beau sourire du monde et le
merci léger, si t’as UNE CASQUETTE À TABLE, FRANCHEMENT, quel manque de
respect!!! Pourtant, je me souviens d’une époque pas si lointaine où je portais
des chandails « Anarchy » pour aller manger au Québec Inn à la fête
des mères. Juste pour faire le contraire de ce qu’on s’attendait de moi. Mais
maintenant, je suis grande. Je suis sérieuse, moi. Je suis adulte!
Pourtant, mon for intérieur a encore le goût de faire des
fingers pis des pièces de théâtre avec mes ustensiles. Et mon for intérieur rit
de moi quand je tente de trouver des explications logiques à cette casquette qu’on
doit enlever par respect. Et à cette fourchette qui va à gauche. Parce que mon
for, lui, il la connait, la vraie raison derrière les conventions. Et il me la
crie avec son chandail « Anarchy » pis ses Doc Martens. Il s’époumone
sur un fond de Bérurier Noir qui joue trop fort : « C’est pour creuser le clivage entre les
classes sociales!!! Les riches savent se tenir, c’est bien connu! » (Il parle
ben, pareil, mon for intérieur, hein, même s’il s’habille mal?) Et il continue :
« Pour vrai, là. Ça ferait quoi, à part salir un peu, si on mangeait avec
nos mains? Ou si on empoignait nos ustensiles plutôt que de les tenir du bout
des doigts, l’auriculaire dans les airs? Si on rotait entre deux bouchées de
tartare? (D’ailleurs, pourquoi le juge-t-on tant, ce pauvre rot???) Si on
portait un casse de bain en dégustant de la bavette? Si on mettait nos coudes
sur la table? Si on parlait fort? Si on ne plaçait pas notre tite napkin sur
nos genoux? Me semble que les repas seraient plus spontanés. Me semble que c’est
pas ÇA, le respect. Me semble qu’on aurait peut-être l’air de pas savoir vivre,
mais qu’on serait capables d’avoir du fun en viarge par exemple!!!! »
Et là, comme toutes les fois où mon for me parle fort, j’ai
envie de me faire faire un mohawk.
Et je suis soudainement tirée de ma conversation intérieure
parce que je reçois sur la joue les patates pilées que mon gars est en train de
propulser avec son innocente cuillère et qu’il faut que je lui explique que ses
ustensiles, ce n’est pas pour jouer à la bataille des Anglais et des Français
parce que ça salit et que ça gaspille pis qu’il y a des enfants dans le monde
qui ont faim, eux, pis que c’est pas si tant agréable, finalement, de recevoir
des patates sur la joue… (Pendant que mon for intérieur tonitrue qu’il veut
être les Français, lui!!! Qu’il lance ben plus loin que mon fils, qu’il a un
plus gros motton de patates et qu’il va gagner, c’est certain!!!!)
Bref, être obligé d’enseigner des règles qu’on n’a pas tant
envie de suivre, c’est un peu ça, être adulte, j’imagine…