lundi 4 août 2014

L'adulte ère


C’est en mettant la table que me revient un bout d’enfance.

Jadis, dans un passé pas si lointain, dans mon monde, chaque ustensile avait sa propre personnalité. Le couteau était l’ami gai de la cuillère qui, elle, était la gentille dans la pièce de théâtre de mes repas. La cuillère était naïve, mais honnête. Naïvement honnête. Et le couteau la protégeait grâce à sa poigne de métal et à ses dents au moins assez fortes pour couper du beurre déréfrigéré. Tous les deux avaient la bonne humeur assez égale et le bonheur facile. La fourchette, elle, par contre, il fallait s’en méfier. C’était la bitche, l’hypocrite. Elle pouvait piquer n’importe qui dans le dos. Elle était jalouse et la cuillère devait s’en méfier. Pourtant, celle-ci lui accordait toute sa confiance : dans sa grande bonté, elle percevait plutôt toute la souffrance derrière les actes méchants de cette folle dangereuse et lui pardonnait, ostensiblement. Ustensilement.

Dois-je vous dire que mes repas étaient littéralement des téléromans?

Maintenant, j’ai grandi. Je me suis assagi. Je suis une personne occupée. Avec un agenda et un horaire. À l’heure des repas, j’ai bien d’autres chats à fouetter. Je ne fais plus vivre de drames à mes ustensiles. Ils sont sages, maintenant. Ils restent sur la table, rangés, bien à leur place : la fourchette à gauche, isolée des autres parce qu’elle n’a jamais réussi à s’entendre avec eux finalement, m’imagine-je. Le couteau à droite, lame tournée vers l’assiette pour mieux regarder la cuillère qui se trouve à sa droite, petite, délicate, innocente.

Et je songe.

Et je me questionne.

Je me demande : qu’est-ce qui s’est passé pour que j’en vienne à placer correctement les ustensiles sur la table? Comment en suis-je donc arrivée là?

C’est ÇA, être adulte? C’est oublier que la cuillère devrait enfin apprendre à s’affirmer, qu’il serait temps que le couteau fasse son coming out et que la fourchette se paye une thérapie? Être adulte, c’est suivre des conventions sur lesquelles on a craché toute son adolescence parce qu’on ne voulait pas se plier à des règles sans aucune utilité? Être adulte, c’est placer les ustensiles sur la table de la bonne façon parce que c’est comme ça, c’est tout? Parce que, sans rire, mon patron au resto dans mes folles années universitaires a bien tenté de me convaincre qu’il y avait une utilité derrière cette convention. Mais entre toi et moi, lecteur insoumis, j’ai opiné du bonnet avec un brin d’incrédulité dans l’œil pour lui faire plaisir. Dans mon for intérieur, je lui faisais un doigt d’honneur.

Et la casquette, à la table? Hein?!? Je m’en insurge, maintenant que je suis une adulte. Maintenant que je suis une personne sérieuse! Et je l’enlève à mes enfants pour être certaine qu’ils ne manquent pas de respect! Parce que t’as beau avoir le plus beau sourire du monde et le merci léger, si t’as UNE CASQUETTE À TABLE, FRANCHEMENT, quel manque de respect!!! Pourtant, je me souviens d’une époque pas si lointaine où je portais des chandails « Anarchy » pour aller manger au Québec Inn à la fête des mères. Juste pour faire le contraire de ce qu’on s’attendait de moi. Mais maintenant, je suis grande. Je suis sérieuse, moi. Je suis adulte!

Pourtant, mon for intérieur a encore le goût de faire des fingers pis des pièces de théâtre avec mes ustensiles. Et mon for intérieur rit de moi quand je tente de trouver des explications logiques à cette casquette qu’on doit enlever par respect. Et à cette fourchette qui va à gauche. Parce que mon for, lui, il la connait, la vraie raison derrière les conventions. Et il me la crie avec son chandail « Anarchy » pis ses Doc Martens. Il s’époumone sur un fond de Bérurier Noir qui joue trop fort :  « C’est pour creuser le clivage entre les classes sociales!!! Les riches savent se tenir, c’est bien connu! » (Il parle ben, pareil, mon for intérieur, hein, même s’il s’habille mal?) Et il continue : « Pour vrai, là. Ça ferait quoi, à part salir un peu, si on mangeait avec nos mains? Ou si on empoignait nos ustensiles plutôt que de les tenir du bout des doigts, l’auriculaire dans les airs? Si on rotait entre deux bouchées de tartare? (D’ailleurs, pourquoi le juge-t-on tant, ce pauvre rot???) Si on portait un casse de bain en dégustant de la bavette? Si on mettait nos coudes sur la table? Si on parlait fort? Si on ne plaçait pas notre tite napkin sur nos genoux? Me semble que les repas seraient plus spontanés. Me semble que c’est pas ÇA, le respect. Me semble qu’on aurait peut-être l’air de pas savoir vivre, mais qu’on serait capables d’avoir du fun en viarge par exemple!!!! »

Et là, comme toutes les fois où mon for me parle fort, j’ai envie de me faire faire un mohawk.

Et je suis soudainement tirée de ma conversation intérieure parce que je reçois sur la joue les patates pilées que mon gars est en train de propulser avec son innocente cuillère et qu’il faut que je lui explique que ses ustensiles, ce n’est pas pour jouer à la bataille des Anglais et des Français parce que ça salit et que ça gaspille pis qu’il y a des enfants dans le monde qui ont faim, eux, pis que c’est pas si tant agréable, finalement, de recevoir des patates sur la joue… (Pendant que mon for intérieur tonitrue qu’il veut être les Français, lui!!! Qu’il lance ben plus loin que mon fils, qu’il a un plus gros motton de patates et qu’il va gagner, c’est certain!!!!)

Bref, être obligé d’enseigner des règles qu’on n’a pas tant envie de suivre, c’est un peu ça, être adulte, j’imagine…