mardi 21 octobre 2014

Cet après-midi, j'ai eu quatre ans

Cet après-midi, j'ai eu quatre ans. Tu as grimpé tout en haut, sur ton bateau de pirates au milieu du parc. Tu étais le gentil et moi le méchant. Il y a eu de la pluie, mais en mer, tout est mouillé d'avance, ça ne dérange pas. J'avais mon épée, tu avais ton bateau. Je clamais : "À l'abordage!" parce que ça fait toujours beau. Et tu ripostais de tes mots graves : "Marin d'eau douce, retourne dans ton canot!" C'est alors qu'est arrivé ton équipage, inopinément, comme une bordée de neige à la fin du printemps. Ils étaient quarante-seize. J'étais seule. Ils m'ont encerclée, menacée. Attaquée. J'esquivais les coups. Je bravais la mort. J'avais déjà perdu plusieurs bras quand j'ai eu du renfort.


Cet après-midi, le papa de ton équipage, un pur inconnu, a eu quatre ans un peu. Le geste hasardeux et le cri incertain, il est passé à l'attaque. Il n'avait pas ton assurance, mais il avait la force de l'odeur d'une poche de hockey et savait se battre. C'était insuffisant, vous gagniez.


Cet après-midi, mon papa aussi a eu quatre ans. Il ne pouvait pas me laisser mourir autant de fois en restant impuissant. Il a fait comme toujours, il a volé à mon secours. Lui, sa fougue et ses feuilles mortes vous ont attaqués, imprévisibles, alors que vous vous étiez confortablement assis sur vos lauriers comme les Canadiens quand ils mènent en première période. Et je suis morte pour une cinquante-treizième fois, pour la forme, mais surtout pour le regarder rire comme un enfant. Mon père.


Et parce que mon papa, c'est le plus fort, vous avez capitulé.


Et j'ai trouvé que c'était un peu ça, le bonheur : regarder mon père, même à soixante ans, en avoir quatre avec toi.