jeudi 7 novembre 2013

Le loup pour l'homme

Il a les yeux qui veulent sortir de leur orbite. Il a des veines du front dans lesquelles je vois battre son cœur. Il a les muscles du cou raides et saillants, les lèvres pincées de celui qui retient ses mots, le corps arc-bouté vers l'avant, un tigre prêt à bondir. Et l'autre arbore un sourire subtil, mais satisfait. Il a touché le point faible, tourné le couteau dans la plaie, atteint l'estime défaillante, et il est content. Il est fort d'avoir affaibli. Il a endurci son image, nonchalantisé son attitude. Sournoisement, délibérément écrasé le masque fragile de l'autre.

Dans le brouhaha de la remise des dictées, je n'ai pas entendu les mots. Mais j'ai vu les corps. L'un, meurtri, l'autre, victorieux.

"Qu'est-ce qui se passe?" aboie-je en direction du conquérant au sourire suffisant.

Silence. Tous se retournent vers la scène, trop d'attention en même temps sur autant d'émotion. Les veines vont exploser. J'offre à toute cette colère d'aller trouver un peu de calme à l'extérieur de la classe. Non. "Non", qu'il mugit, du fond de la classe. Est-il certain? parce que je pense que ça pourrait lui faire du bien. "Ça va", s'étrangle-t-il, les mains agrippées à son pupitre, les jointures blanches d'avoir envoyé trop de sang dans ses yeux.

Chuchotements. Commentaires furtifs. Yeux interrogateurs dans ma direction. Décision : détourner l'attention. Ok tout le monde : verbe conjugué, groupe sujet. Vérification oculaire vers les muscles saillants qui se détendent tranquillement. Groupe complément de phrase, virgule. Vérification furtive vers le sourire arrogant disparu du visage. Prédicat, complément du verbe. Vérification insistante sur les yeux exorbités retournés dans leur orbite. Coordination de phrases syntaxiques. Calme.

La cloche chantonne sa musique habituelle. Des sacs se remplissent, des voix montent, des zippers aussi, quelques aurevoirs précipités sont lancés, brouhaha caractéristique de fin de cours.

- Qu'est-ce qui s'est passé? interroge-je en direction du visage vainqueur duquel le sourire a disparu.
- Je lui ai posé une question sur sa note pis il a pogné les nerfs, madame, gazouille-t-il en prenant l'air innocent du chat Potté dans Shrek, son sac, ses cliques et ses claques.

Doute. Derniers élèves qui sortent.

- Il fait ça dans presque tous les cours, madame, fulmine une élève, la dernière, restée pour m'expliquer ce que je n'avais pas pu lire sur les corps. Il s'arrange pour voir sa note juste parce qu'il sait qu'Alex est déçu pis que ça le fait chier d'avoir des mauvaises notes. Pis après, il rit de sa note, faqu'Alex pogne les nerfs pis a envie de péter sa coche, et c'est là qu'il a l'air de trouver ça le plus drôle.

- Ah... il provoque un show...

- Pourquoi il fait ça, hein, madame?

Ouin. Pourquoi? Je ne la comprends pas, cette satisfaction à voir l'autre démoli. Je ne crois plus aux pouliches depuis longtemps, t'inquiète lecteur incrédule devant ma naïveté. Cependant, j'ai toujours pensé comme Piché, que les enfants c'était pas vraiment vraiment méchants, qu'ils peuvent mal faire, faire mal de temps en temps... par ignorance, pas pour blesser. Quand est-ce qu'ils commencent à faire mal par méchanceté, à mal faire volontairement? Elle disparait quand, cette belle innocence de l'enfance? Il apparait quand, ce besoin animal de faire son territoire, d'être fort, d'écraser? Elle commence quand, la jungle? Peut-on réellement sortir l'animal de l'humain ou est-ce une cause perdue? "L'homme est un loup pour l'homme", péroraient Plaute, Érasme, Rabelais et Montaigne. Il peut cracher, il peut mentir, il peut voler. Au fond, il peut faire tout c'qu'on lui apprend, ajoutait Piché. Mais lui apprend-on vraiment cette satisfaction devant la détresse de l'autre?

"Parce que c'est une façon facile et rapide de se trouver fort?" ânonne-je, à défaut d'avoir une meilleure réponse.

"En tout cas, moi je suis plus fière de faire partie de celles qui se font intimider que de ceux qui intimident", grogne-t-elle avant de quitter, me laissant seule, pantoise.

Ça fait réfléchir.



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